CHAIRE DE RECHERCHE
DU CANADA SUR LA JUSTICE INTERNATIONALE PÉNALE
ET LES DROITS FONDAMENTAUX

Éloge de la diversité linguistique de la justice pénale internationale

Johann Soufi

Me Johann Soufi, exerce, depuis plus de 17 ans, comme avocat et procureur spécialisé dans le domaine de la justice pénale internationale et les droits de l’homme. Il a travaillé dans le procès pour génocide du gouvernement rwandais (Tribunal Pénal International pour le Rwanda), sur la condamnation de l’ancien président du Libéria Charles Taylor pour crimes de guerre (Tribunal Spécial pour la Sierra Leone), et a dirigé la section des avis juridiques du Bureau de la Défense du Tribunal Spécial pour le Liban durant le procès pour terrorisme des assassins présumés de l’ancien premier ministre Rafic Hariri (TSL). Johann Soufi a également mené, notamment pour les Nations Unies, de nombreuses enquêtes sur des crimes internationaux au Rwanda, au Timor-Oriental, en Côte d’Ivoire, en Centrafrique, au Mali et en Ukraine. Il est l’ancien chef du bureau des Affaires juridiques de l'UNRWA à Gaza (Palestine) et a travaillé comme Procureur international en Ukraine. Il est inscrit comme Conseil devant plusieurs juridictions pénales internationales dont la Cour pénale internationale (CPI) et co-dirige « l’Institut for Legal and Advocacy Training » (IILAT) basé à La Haye. Johann Soufi est doctorant en droit international pénal au sein des universités Paris II Panthéon Assas (France) et Laval (Canada) et chercheur associé du Centre Thucydide (Paris II) et de la Clinique de droit international pénal et humanitaire (Laval).

Champs de recherche et domaine d’expertise : droit international pénal, droit international humanitaire, droit international.

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Nom de famille 
Soufi
Prénom 
Johann
18 Octobre 2023

 


Cet article est une publication conjointe de ThucyBlog et Quid Justitiae.


Le projet d’une justice pénale internationale multilingue

Depuis ses premiers pas, la justice pénale internationale se caractérise par une volonté de pluralisme linguistique. La première juridiction pénale internationale, le Tribunal militaire international de Nuremberg, créé par les alliés en août 1945 pour juger les principaux dirigeants nazis, tient ses procédures en quatre langues : l’anglais, le français, l’allemand et le russe. C’est au cours de ce procès historique qu’est née l’interprétation simultanée.

Toutes les juridictions pénales internationales établies par la suite adoptent l’anglais et le français comme langues de travail[1]. C’est le cas du Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie (TPIY), du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) du Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles de ces tribunaux (MICT) et de la Cour pénale internationale (CPI). L’article 50 du Statut de Rome prévoit par ailleurs que d’autres langues officielles (l’arabe, le chinois, l’espagnol et le russe) puissent être employées dans certains cas comme langues de travail.

Certaines juridictions hybrides choisissent une troisième langue de travail propre à leur mandat. Ainsi, les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) incluent le khmer et le Tribunal spécial pour le liban (TSL) l’arabe, à leurs langues de travail. À ces langues s’ajoutent celles parlées par les accusés, les témoins et les victimes qui nécessitent d’être traduites ou interprétées au moment de l’enquête et durant la déposition des témoins en audience. La diversité linguistique est ainsi étroitement liée au projet de justice pénale internationale.

Une remise en question de la diversité linguistique au sein des juridictions internationales

Pourtant, force est de constater que l’anglais est progressivement devenu la lingua franca des procès pénaux internationaux au détriment d’autres langues, notamment du français. Il suffit de suivre les procédures ou de lire les décisions​ de ces juridictions pour observer que la langue de Shakespeare règne sans partage sur la procédure internationale, y compris lorsque les principaux intéressés – notamment les victimes et les accusés – ne sont pas anglophones.

Plusieurs raisons expliquent cet anglo-centrisme. Il tient principalement à l’héritage colonial britannique et au poids politique, économique et culturel des États-Unis, et à leur rôle moteur dans la création et le développement du droit pénal international moderne. L’anglais constitue par ailleurs la langue la plus universellement partagée au sein des juridictions internationales comme dans les autres communautés d’un monde globalisé. Elle offre dès lors le meilleur moyen de communication entre les différents acteurs des procès pénaux internationaux, y compris lorsque ceux-ci ne sont pas anglophones. Pour ces raisons, l’anglais demeurera longtemps la langue prédominante de la justice pénale internationale.

Certains voudraient accentuer davantage cet avantage sous prétexte de gain d’efficacité (voir par exemple Peter Laverak dans son article The Rise of Asia and the Status of the French Language in International Law). L’utilisation de l’anglais comme langue unique de travail permettrait, selon eux, d’accélérer les procédures et de réduire les coûts d’une justice trop lente et trop chère. Pour rendre la justice internationale plus efficace, il faudrait abandonner toute diversité linguistique.

Conséquences procédurales et culturelles de l’hégémonie de l’anglais au sein des juridictions pénales internationales

L’hégémonie linguistique de l’anglais sur le droit pénal international a pourtant des conséquences notables sur le fonctionnement et l’effectivité des juridictions pénales internationales.

En recrutant un nombre important d’anglophones qui ne parlent pas d’autre langue que leur langue maternelle, les juridictions pénales internationales se privent de ressources humaines capables d’analyser des éléments de preuve dans leur langue originelle et de comprendre le contexte social et culturel dans lequel les crimes ont eu lieu sans recourir systématiquement à des traductions ou à des expertises chronophages et budgétivores.

En exigeant systématiquement une maitrise parfaite de l’anglais de tous leurs employés non anglophones, les juridictions internationales créent de fait (et de droit) une situation de discrimination à l’encontre de ces derniers. Elles contribuent également à construire une communauté homogène de juristes principalement issus des universités anglo-saxonnes les plus prestigieuses et participent ainsi à une forme d’élitisme de la justice internationale, qui exclut de brillants juristes (par exemple d’Amérique latine, d’Asie, d’Afrique subsaharienne ou de pays arabes) au seul motif qu’ils ne parlent pas suffisamment bien l’anglais alors qu’ils maitrisent souvent parfaitement plusieurs autres langues.

Par ailleurs, l’utilisation de l’anglais par les acteurs des procès pénaux internationaux accroît encore l’influence des juridictions anglo-saxonnes et de la Common Law sur une procédure déjà largement accusatoire. Le quasi-monopole de l’anglais sur la justice pénale internationale affecte ainsi directement la manière dont le droit et la procédure pénale internationale sont conçus, interprétés et appliqués par les juridictions internationales.

La suprématie de l’anglais renforce enfin les accusations de néocolonialisme formulées par certains détracteurs de la justice pénale internationale. Elle contribue à accroitre le fossé entre les fonctionnaires des juridictions et les communautés victimes des crimes qu’elles jugent et restreint le droit des accusés de choisir leur conseil, celui-ci devant généralement plaider dans cette langue. Elle participe aussi à promouvoir une certaine vision du monde (occidentale et plus particulièrement anglo-américaine) au détriment d’autres représentations géopolitiques toutes aussi légitimes, qui se retrouvent marginalisées quand elles ne sont pas tout simplement ignorées. 

Pour une justice internationale diverse, inclusive et effective

L’importance de la linguistique dans le fonctionnement des tribunaux internationaux ne doit pas être minimisée. Sans vouloir remettre en cause les avantages de disposer d’une langue commune de travail, ou de créer une nouvelle tour de Babel, il convient de s’interroger sur les conséquences de l’hégémonie de l’anglais sur la procédure pénale internationale. Il faut s’efforcer également de ne pas limiter ce débat à la défense du français et de plaider pour une réelle diversité linguistique et culturelle de la justice pénale internationale.

Pour rendre le droit pénal international plus représentatif, inclusif et effectif, il convient d’opérer un rééquilibrage en faveur d’autres langues tout en évitant les mesures qui pourraient avoir un impact budgétaire dissuasif. Les juridictions pénales internationales pourraient réellement utiliser d’autres langues lorsque la situation le justifie (par exemple le français, l’espagnol, l’arabe ou le russe selon les affaires) et favoriser les recrutements temporaires pour adapter les besoins linguistiques aux situations faisant l’objet de leur mandat. Elles pourraient également exiger de tous leurs employés la maitrise d’au moins deux langues officielles (ou de deux langues de travail) et organiser des cours de langues obligatoires, mais gratuits. Elles devraient enfin consacrer des ressources suffisantes pour la traduction rapide et complète de l’ensemble des décisions des juridictions dans la langue des communautés affectées par les crimes qui font l’objet de leurs procédures.

Au-delà de leur aspect symbolique, de telles mesures permettraient à la justice pénale internationale de gagner en effectivité en accroissant la synergie entre les juridictions internationales et nationales, et en développant la coopération juridique et judiciaire internationale. Elles permettront surtout à la justice internationale de s’ouvrir à d’autres cultures juridiques et d’améliorer ainsi sa représentativité et sa diffusion à l’échelle planétaire.


[1] À l’exception du Tribunal Spécial pour la Sierra Leone qui n’utilise que l’anglais.


Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de Osons le DIH!, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques