CHAIRE DE RECHERCHE
DU CANADA SUR LA JUSTICE INTERNATIONALE PÉNALE
ET LES DROITS FONDAMENTAUX

Justice transitionnelle : Un droit à la guérison et à la réconciliation pour tous ?

Jennifer Lachance

Après deux stages de coopération internationale en Équateur, Jennifer Lachance a décidé de poursuivre sa passion pour les droits humains en effectuant un baccalauréat en droit avec une majeure en droit international des droits humains et en développement à l’Université McGill. Depuis, son intérêt pour ce corpus juridique n’a cessé de croître, menant celle-ci à explorer les différentes façons par lesquelles les souffrances des individus et collectivités peuvent être réduites dans le monde, y compris par le droit international humanitaire. C’est ainsi qu’elle a décidé d’organiser les premières éditions des dialogues pour la paix dans la région du Sahel entre activistes en droits humains et de produire en français les commentaires à la Troisième Convention de Genève. Depuis septembre 2021, elle effectue une maîtrise en droit international et transnational à l’Université Laval, où elle travaille conjointement avec Osons le DIH! ainsi qu’avec la Clinique de droit international pénal et humanitaire sur différents projets. Elle s’implique de cette façon sur un podcast visant à diffuser le droit international humanitaire au plus grand nombre, travaille sur l’organisation d’une école d’été à ce sujet, et collabore avec le Comité International de la Croix-Rouge sur différents projets visant à accroître les protections offertes en temps de guerre.
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jennifer.lachance.2@ulaval.ca
Nom de famille 
Lachance
Prénom 
Jennifer
25 Octobre 2021

Introduction

La justice transitionnelle – qui comprend, telle que définie par Zunino, les procès devant les tribunaux, les réparations pour les victimes, les commissions de vérité et les mécanismes de lustration – est un sujet qui a pris de plus en plus d’ampleur dans les dernières années afin de répondre aux besoins de réconciliation des survivants de violations de droits humains à la suite d’une crise politique ou d’un conflit armé (p. 25-26). Ce domaine à la jonction du droit et de la science politique omet toutefois souvent la voix des auteurs présumés, accusés ou condamnés de ces violations pour ne se concentrer que sur la guérison des victimes, ce qui amène la question de savoir si la justice transitionnelle et la réconciliation peut vraiment être possible pour toutes les parties à un conflit ou pour toutes les parties ayant été affectées par la répression étatique. Dans ce billet de blogue, il sera argumenté que la guérison et la réconciliation avancées par les différents mécanismes de justice transitionnelle existants n’incluent pas assez la voix des auteurs de violations de droits humains, et ce, tant au niveau des procès, des commissions de vérité que des réparations et de la lustration.

Exemple des procès

Les différents procès (internationaux, domestiques ou hybrides) ayant lieu dans le contexte de mécanismes de justice transitionnelle ne permettent pas aux accusés de s’exprimer pleinement sur leur situation parce qu’ils s’incrimineraient s’ils le faisaient (p. 142). Hissène Habré a ainsi refusé sans surprise de participer à sa propre défense devant les tribunaux du Sénégal. Si Human Rights Watch suggère que cela a « enlevé la possibilité à la Cour d’entendre sa version de l’histoire », cette situation illustre un encore plus large problème d’après l’auteure. En effet, si les accusés ne peuvent pas s’exprimer pleinement au travers des différents mécanismes de justice transitionnelle, comment peut-on s’attendre à ce qu’ils puissent eux aussi guérir ? En limitant de façon indirecte la prise de parole des accusés, les procès comportent le risque d’engendrer une guérison à sens unique, où les victimes peuvent passer à autre chose mais où les doléances des auteurs de violations à l’origine par exemple de conflits armés restent sous silence. Un tel processus peut également démoniser les auteurs de violations et omettre de considérer leurs motivations, qui peuvent être intimement liés à des réalités socioéconomiques complexes.

Même dans l’optique où l’on accepterait l’affirmation voulant que les accusés aient une « voix » devant les tribunaux internationaux (ce qu’ils n’ont pas selon l’avis de la présente auteure), ils en auraient une en très petit nombre sachant que peu d’auteurs de crime peuvent être poursuivis. Cela est sans compter le fait que les procès ne permettent souvent pas de tenir responsables les « gros poissons », donc comment les gens les plus responsables pourraient-ils être vus comme ayant une chance de guérir et de se réconcilier avec le reste de la société ? La réconciliation est d’autant plus douteuse dans le cas de procès internationaux, qui peuvent être vus comme une « justice des vainqueurs » dans le cas par exemple du Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie qui a poursuivi principalement des Serbes (p. 17-18) et du Tribunal pénal international pour le Rwanda qui a inculpé majoritairement des Hutus devant le malgré le fait que les autres groupes contre qui ils se battaient aient eux aussi commis des atrocités. Il en va de même avec la Cour Pénale Internationale, qui tend à poursuivre un seul côté du conflit en raison des méthodes de saisine qui favorisent les pratiques d’auto-renvois par l’État concernant leur adversaire au conflit[1]. C’est donc sans étonnement que le politicologue Christopher Rudolph explique que les tribunaux internationaux ont des effets limités en matière de réconciliation, et ce, tant pour les victimes que les auteurs de violations (p. 675).

Exemple des commissions de vérité

Les auteurs de violations peuvent également avoir de la difficulté à atteindre une guérison pleine et entière au travers des commissions de vérité – qui sont un mécanisme de justice transitionnelle qui cherchent à déterminer les causes à l’origine de la violence et les conséquences sociales des violations de droits humains passées en faisant témoigner, par exemple, des victimes et/ou des auteurs de violations. Il en est ainsi puisque ce ne sont pas toutes les commissions de vérité qui recueillent les témoignages des auteurs de violations autant que des victimes (p. 7). Ainsi, la Commission de vérité et réconciliation en Afrique du Sud fut l’un des rares cas où ces deux parties purent s’exprimer librement, et encore là cette conclusion fut mitigée par le fait que seul un infime nombre d’auteurs de violations sur les quelques milliers d’applicants ont pu partager leur histoire en échange d’une amnistie – à savoir au travers d’une garantie juridique assurant aux auteurs des violations qu’ils ne seraient pas poursuivis devant les tribunaux s’ils avouaient leurs crimes (p. 7 et 27-28). On peut également se demander si les auteurs de violations qui ont participé à de tels procès ont révélé l’ensemble de la vérité ou s’ils n’en ont pas caché une partie.

Un autre élément qui rend difficile de placer les commissions de vérité comme lieu de guérison pour les auteurs de violations repose dans le fait que les commissions peuvent parfois référer des cas à procès. Cela peut dissuader de potentiels auteurs de violations de s’exprimer de peur que leur témoignage se retourne contre eux plus tard, sachant que des procès peuvent prendre place après ou durant les commissions de vérité (p. 440-442). Même dans les cas où des amnisties sont adoptées pour favoriser la guérison des auteurs de violations, les chercheurs sont rapides à critiquer les amnisties comme une façon de lutter contre l’impunité (p. 25-27), ce qui est d’autant plus vrai depuis les années 1980 avec l’émergence du mouvement anti-impunité qui cherche à emprisonner les auteurs de violations de droits humains à tout prix (p. 363). Ainsi, l’idée voulant que les commissions de vérité encouragent le dialogue entre les victimes et auteurs de violations ne correspond souvent pas à la réalité, puisque les personnes responsables de violations ne témoignent pas devant les commissions dans la majorité des cas (p. 12-13). Dans ce même ordre d’idées, le directeur du programme de Vérité au International Center for Transitional Justice – Eduardo Gonzálezprésente les commissions de vérité comme une méthode de guérison des victimes d’abord et avant tout. Dans ces circonstances, il y a lieu de se demander si les auteurs de violations sont vus comme ayant moins le droit de guérir que le reste de la société.

Exemple des réparations

Les réparations – qui sont un mécanisme de justice transitionnelle visant à supporter les victimes et à les aider à rebâtir leurs vies au travers par exemple de compensations symboliques ou monétaires – semblent aussi favoriser la guérison du côté des victimes seulement (p. 131). Ainsi, les auteurs de violations peuvent se faire imposer le paiement d’une somme d’argent visant à réparer le mal causé à leurs victimes, mais ils ne peuvent pas décider de la manière dont cet argent sera utilisé (p. 139). Mais qu’en est-il des condamnés qui auraient aimé aller plus loin dans le processus de réconciliation en participant plus activement aux réparations ? Même dans le cas où des experts en droit international pénal – comme le professeur Frédéric Mégret – réussissent à envisager une réparation incluant la voix des accusés, ils le font en imaginant un monde où les accusés seraient forcés de s’excuser à leurs victimes, ce qui peut promouvoir le sentiment de guérison chez les victimes, mais qui n’aidera pas nécessairement les accusés à guérir s’ils ne sont pas rendus au stade de faire des excuses (p. 138). Autrement dit, ces efforts de réparations avancent les désirs des vainqueurs sans inclure suffisamment les voix des auteurs de violations.

Exemple de la lustration

La lustration – qui est un mécanisme de justice transitionnelle cherchant à limiter l’accès au pouvoir du plus grand nombre possible de membres et de collaborateurs d’anciens régimes répressifs – peut aussi être vue comme une entrave à la guérison pour les auteurs de violations dans la mesure où les personnes responsables de violations de droits humains peuvent perdre leur emploi sans même qu’ils n’aient eu droit à un procès juste et à un standard de preuve digne des procès criminels pour confirmer leur culpabilité (p. 46-48). De tels manquements de justice procédurale peuvent mener les auteurs de violations à développer une rancœur accrue envers le groupe contre qui ils ont commis des violations pour commencer (p. 46-48). Même dans les cas où les auteurs de violations peuvent garder leur emploi, ce maintien se fait en échange du ressentiment potentiel de la population qui va les percevoir comme des criminels (p. 46-48). Il est difficile dans ces circonstances de comprendre comment la lustration pourrait encourager la guérison chez les victimes autant que les auteurs de violations potentiels. Cela est d’autant plus vrai sachant le « secret » caractérisant le mécanisme de lustration, qui tend à prendre place à huis clos et à se concentrer sur la culpabilité de la personne soupçonnée au point où ses motivations l’avant poussé à collaborer avec le régime responsable de violations de droits humains sont écartées. Ainsi, en plus d’avoir l’effet d’ostraciser cette personne plutôt que de l’aider à guérir, cette situation fait que les survivants et la population en général en apprend très peu sur l’auteur de la supposée violation.

Il importe toutefois de mentionner que la lustration au travers de la déclassification de dossiers secrets d’un régime oppressant peut être une manière de partager la voix de ceux qui pourraient être considérés comme des auteurs de violations de droits humains. En effet, il devient alors possible d’en apprendre davantage sur comment et pourquoi certains auteurs de violations ont collaboré avec le régime, et pourquoi d’autres y ont résisté en falsifiant par exemple des noms dans leurs rapports ou en ne rapportant pas tout ce qu’ils voyaient ou entendaient par exemple lorsqu’ils espionnaient une personne.

Conclusion

En conclusion, la justice transitionnelle gagnerait à aborder les différentes façons par lesquelles il est possible d’aider les auteurs de violations à guérir. Cet exercice s’apparente au travail d’un équilibriste, puisque la guérison des auteurs de violations peut devoir passer par des mesures donnant une perception d’impunité, voire même nuire à la guérison des victimes et à la dissuasion de futures violations. Une façon de faire le pont entre les besoins de guérison des auteurs de violations et des survivants de violations pourrait passer par l’offre de soins psychologiques aux personnes présumées coupables, accusées ou condamnées en lien avec des violations de droits humains ; ou par des ateliers de formation promouvant la tolérance dans les quartiers où la violence s’est fait le plus sentir durant le conflit armé ou la répression étatique.

Dans tous les cas, il serait important de parler davantage des besoins des auteurs de violations, même si l’on n’a pas nécessairement envie d’en discuter. Après tout, défendre les droits de quelqu’un qui a violé lui-même des droits n’est pas aussi attrayant moralement que de défendre des victimes perçues (à tort ou à raison) comme innocentes. Aborder ce point est toutefois essentiel si l’on veut penser à la justice transitionnelle comme méthode de guérison mutuelle dans la société. Autrement, comment pourrait-on voir la justice transitionnelle comme impartiale si elle promeut la guérison d’un seul côté au conflit ?


Les réflexions contenues dans ce billet n’appartiennent qu’à leur(s) auteur(s) et ne peuvent entraîner ni la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice pénale internationale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit de l’Université Laval, de l’Université Laval ou de leur personnel respectif, ni des personnes qui ont révisé et édité ces billets, qui ne constituent pas des avis ou conseils juridiques. 

 

[1] Fannie Lafontaine et Fabrice Bousquet, « Article 13 - Exercice de la compétence », dans Statut de Rome de la CPI: Commentaire article par article, Editions A. Pedone, 2ème édition (version non officielle du chapitre à paraître du 10 juin 2019) à la p 740-741.