CHAIRE DE RECHERCHE
DU CANADA SUR LA JUSTICE INTERNATIONALE PÉNALE
ET LES DROITS FONDAMENTAUX

Le procès Bemba devant la CPI : des avancées aux défis

Vivien Vianney Tsogli

K. D. Vivien Vianney TSOGLI, est juriste. Il est  titulaire d’un Master 1 en Droit public, option relations internationales et d’un Master 2 en Droits de l’homme et Action humanitaire à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar au Sénégal. Il effectue actuellement un master 2 de spécialisation en Droit international et européen à l’Université d’Angers en France. Ses recherches portent particulièrement sur  la Justice internationale pénale, la Justice transitionnelle, le Droit international humanitaire et la Géopolitique de l’humanitaire. 

http://www.justiceinternationale-chaire.ulaval.ca/sites/justiceinternationale-chaire.ulaval.ca/files/vivienvianneytsogli.jpg
Nom de famille 
Vianney Tsogli
Prénom 
Vivien
31 Octobre 2016

Le 21 mars 2016, les juges de la Chambre préliminaire III de la Cour pénale internationale, ont rendu leur verdict dans l’affaire Bemba. Aux termes de ce jugement, l’ancien sénateur congolais a été à l’unanimité reconnu coupable à titre de chef militaire (article 28-a du Statut de Rome), des crimes de viol, de pillage et de meurtre, et condamné à dix huit ans de prison ferme.

Les faits incriminés à l’origine de cette affaire, se déroulent en République centrafricaine entre octobre 2002 et mars 2003. En octobre 2002, les rebelles du Général François Bozizé venus du Tchad ont envahi plusieurs villes en Centrafrique et opéré une percée dans certains faubourgs de Bangui la capitale.Pour pallier cette situation le président d’alors, Ange-Félix Patassé a demandé et obtenu l’aide de Jean-Pierre Bemba et du groupe que ce dernier dirigeait, le Mouvement de libération du Congo (MLC) et de sa branche militaire, l’Armée de libération du Congo (ALC).

Au cours de ce conflit armé entre l’ALC et l’armée loyaliste centrafricaine (notamment les hommes de l’Unité de Sécurité Présidentielle (USP) de Patasséd’un côté, et des  soldats rebellesde l’armée centrafricaine aidée par des ressortissants tchadiens (communément appelés « les hommes de Bozize ») de l’autre, sont reprochés aux troupes de l’ALC d’innombrables cas de viol, de meurtre et de pillage. Le 21 décembre 2004, la situation en Centrafrique est renvoyée devant la CPI par l’État centrafricain alors présidé par l’ancien rebelle Bozizé. Dans sa décision, la Cour a estimé que les nombreux crimes de viol, de meurtre et de pillage perpétrés par les hommes du MLC « constituaient une ligne de conduite et n’étaient pas de simples actes isolés ou fortuits.» Les juges précisent en outre que ces troupes ont pris pour cible la population civile sans distinction, dans le cadre d’une attaque généralisée et dans le contexte d’un conflit armé. Et, pendant ce conflit, le viol a été utilisé comme « arme de guerre ». Aussi, ont-ils conclu que les crimes commis par les troupes du MLC étaient constitutifs de crimes de guerre (article 8-2-c-i) ; (article 8-2-e-v) et (article 8-2-e-vi) et de crimes contre l’humanité (article 7-1-a) et (article 7-1-g). Quant à la responsabilité pénale de Bemba, elle a été établie sur la base du principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique, selon lequel celui-ci peut être tenu responsable de la conduite illégale d’un subordonné, sans qu’il n’y ait forcement eu une participation directe du supérieur aux crimes allégués. La Cour estime que« ces crimes commis par les soldats [de Bemba], découlent du fait que ce dernier n’avait pas exercé le contrôle qui convenait sur ses troupes ». C’est ainsi que Bemba a été reconnu « pénalement responsable au sens de l’article 28 du Statut »pour ces chefs d’accusations.

Précisons que le présent billet sur l’affaire Bemba se focalisera essentiellement sur l’ « affaire principale ». En conséquence, l’ « affaire connexe », relative aux infractions d’atteinte à l’administration de la justice (article 70) qui sont également reprochées à l’accusé, ne sera pas prise en compte dans le cadre de notre analyse.

Dès lors, il reste à examiner les avancées qu’opère ce jugement en matière de lutte contre les crimes internationaux, sans oublier que ce procès a parfois été caractérisé par certaines imperfections relatives à la politique de poursuite du Procureur et à la durée du procès. Ces insuffisances qui seront ainsi relevées, loin de constituer des limites irréversibles à l’action de la Cour, représentent au contraire des défis, qui appellent une politique de poursuite plus volontariste et plus efficace.

 

I- Les apports du jugement

A la faveur du verdict du 21 mars 2016, pour la première fois, les juges de la CPI condamnent un accusé sur le fondement de la responsabilité pénale du chef militaire ou du supérieur hiérarchique (Voir ici). De même, les crimes internationaux de viol, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, s’inscrivent de manière déterminante, parmi les chefs d’accusation dans cette affaire. (Voir ici).

A- La reconnaissance de la responsabilité pénale du supérieur hiérarchique

La condamnation d’un accusé sur la base du "principe du commandant" est une première dans l’histoire de la CPI.  (Voir ici). En effet, la responsabilité du supérieur hiérarchique trouve ses racines dans l’affaire Yamashita (1945). Ce principe connaitra ensuite un prolongement  notamment dans les décisions du Tribunal militaire international de Nuremberg (même si aucun article de la Charte de Nuremberg ne porte spécifiquement sur la responsabilité du commandant). Ainsi, le procès de Wilhelm Frick, les affaires dites du « haut commandement » et  des « otages », dans lesquelles plusieurs commandants militaires nazis ont été condamnés furent les symboles de la mise en œuvredu principe du commandant devant ce Tribunal. (Pour plus d’informations). Puis, à l’instar des tribunaux pénaux internationaux ad hoc (ex-Yougoslavie et Rwanda), le Statut de Rome a posé, en son article 28, le principe selon lequel un supérieur hiérarchique engage sa responsabilité dans les cas où : « a) il savait, ou, en raison des circonstances, aurait dû savoir, que ces forces commettaient ou allaient commettre ces crimes ; et b) il n'a pas pris toutes les mesures nécessaires et raisonnables qui étaient en son pouvoir pour en empêcher ou en réprimer l'exécution ». Aux termes de cet article est donc reprochée à l’ancien sénateur congolais une négligence vectriced’un double défaut : le défaut de prévenir, et le défaut de punir les actes de ses subordonnés.Par ailleurs, la responsabilité de Bemba résulte d’un manquement au devoir d’agir, on parle ainsi de « responsabilité pour omission ». Par conséquent, il s’agit ici d’une « responsabilité indirecte », en ce sens que l’accusé en tant que chef militaire, est tenu responsable pour des actes commis par ses subordonnés. Cette responsabilité est à distinguer de la « responsabilité directe », prévue à l’article 25, qui «naît lorsque le supérieur ordonne la commission de crimes internationaux à ses subordonnés, y participe ou y aide ». En d‘autres mots, la Cour accuse Bemba de n’avoir pas empêché ni réprimé les actes de viol, de meurtre et de pillageconstitutifs de crimes de guerre et comme crimes contre l’humanité aux termes du Statut de la CPI, commis par ses troupes en Centrafrique.

Le raisonnement des juges en ce qui a trait au mode de responsabilité a été le suivant : d’abord, la Chambre a jugé qu’eu égard à ses responsabilités de commandant en chef de l’ALC, Bemba « agissait effectivement comme commandant militaire et avait l’autorité et le contrôle effectif sur le MLC, y compris les troupes de l’ALC, au cours de la période pendant lesquelles les crimes se sont déroulés.» La Cour réfute ce faisant, l’argument de la défense selon lequel, les troupes de l’ALC, une fois arrivées en Centrafrique, agissaient non plus sous les ordres de Bemba, mais sous ceux du Président Patassé. Ensuite, les juges ont estimé que l’accusé était parfaitement au courant du fait que ses troupes commettaient des crimes ou étaient sur le point d’en commettre, au regarddes informations qui lui revenaient quotidiennement  de ses services de renseignements civils et militaires, ainsi qu’à la forte publicisation dont ont été l’objet les actes incriminés, notamment par les rapports de la FIDH et les mises en garde des Nations Unies. Enfin, la Cour a considéré que les mesures prises par l’ancien vice-président congolais étaient insuffisantes. Elles n’étaient donc « ni nécessaires », « ni raisonnables » pour prévenir et punir les crimes commis par ces subordonnés. Ce jugement de la Cour, qui condamne sur la base de la responsabilité du supérieur hiérarchiquerestera indubitablement comme un précédent positif majeur dans l’histoire de la justice  internationale pénale. De plus, « le motif selon lequel il n’est pas nécessaire qu’un chef militaire ou une personne en faisant fonction exerce exclusivement des fonctions militaires semble sonner comme un avertissement contre des chefs d’État » (Voir ici). Le jugement de la Cour dans l’affaire Bemba constitue dans cette logiqueunevéritable mise en garde à l’égard des chefs d’Etat qui lancent leurs armées sur des théâtres d’opérations internes ou externes sans veiller à ce que ces dernières se conforment scrupuleusement aux normes et principes du droit international humanitaire.

 

B-  La condamnation des crimes internationaux de viol

Dans le verdict du 21 mars dernier dans l’affaire Bemba, ce qui retient aussi l’attention de tout observateur des questions de justice internationale est la condamnation par la Cour des crimes internationaux de viol (article 7-1-g) et (article 8-2-e-vi). En effet,  depuis l’entrée en vigueur du Statut de Rome en juillet 2002, il s’agit de la première affaire dans laquelle les crimes internationaux de viol étaient les principaux chefs d’accusation.

A ce titre, ce jugement constitue une avancée considérable dans la protection des droits humains. En effet, selon une étude des Nations Unies, pendant des siècles, « la violence sexuelle en période de conflit a été tacitement acceptée et jugée inévitable. » Pis, « les armées voyaient dans le viol une part légitime du butin de guerre. » Dans ces conditions, toute criminalisation des violences sexuelles était improbable. Il a fallu attendre la création du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) en 1993, pour qu’une juridiction internationale intègre spécifiquementdans son Statutle viol commecrime contre l’humanité (article 5-g). A l’instar du TPIY, le Tribunal pénal international pour leRwanda (TPIR) l’a également intégré à son Statut comme crime contre l’humanité (art.3-g). Le TPIR, notamment dans, l’affaire Akayesu, a également considéré le viol comme crime de génocide. Ainsi, si la reconnaissance du viol comme crime international dans la jurisprudence de la CPI s’inscrit dans la lignée des statuts et des décisions rendues par les tribunaux pénaux internationaux depuis les années 1990, il n’en demeure par moins qu’il s’agit d’un message fort à l’endroit de tous ceuxquicommettent des crimes internationaux de viol. Cette décision des juges de la CPI apparait également comme une reconnaissance des graves conséquences que subissent les victimes de ces pratiques ignominieuses. La juge brésilienne Sylvia Steiner soulignait à ce propos que « quand leur viol a été connu par la communauté, les victimes sont ostracisées, rejetées socialement, et stigmatisées», sans oublier les conséquences physiques et psychologiques parfois irrémédiables vécues par ces victimes.

 

II- Une procédure perfectible

Néanmoins, le procès Bemba a, par moments, démontré certaines insuffisances d’ordre procédural, qui concernent aussi bien la stratégie de poursuite du Bureau du Procureur (BdP) que la durée du procès.

A- Du point de vue de la stratégie de poursuite

Au nombre des failles qui ont parfois caractérisé la procédure dans l’affaire Bembafigure la politique de poursuite du BdP.Notons d’abord l’absence de poursuite contre l’ancien Président centrafricain Ange-Félix Patassé, dont le régime vacillant avait fait appel aux forces de Bemba.En faisant le choix de ne pas poursuivre l’ancien numéro un centrafricain, le BdP semble aller à l’encontre de l’un des principaux critères de poursuitedéfinis dans lesdocuments présentant sa politique de poursuite : le critère du « degré de responsabilité des auteurs présumés des crimes en cause. » En d’autres termes, la politique de poursuitede la Cour postule que les poursuites soient prioritairement enclenchées à l’égard des personnes qui portent les plus lourdes responsabilités. Ainsi, étant établi que les forces de Bemba sont arrivées en Centrafrique à la demande de Ange-Felix Patassé, dont l’armée combattait aux côtés des éléments du MLC, l’on peut alors légitimement regretter que ce dernier n’ait jamais comparudevant la juridiction de la Haye, avant sa disparition en 2011. La poursuite de Patasséaurait d’autre partdonné l’occasion à la Cour «d’éprouver sa théorie de pluralité d’exercice de contrôle effectif à l’aune du principe de l’unité de commandement ». D’autant plus que, parlant de la responsabilité de Bemba dont les hommes sont arrivés en Centrafrique à la demande de Patassé et ont combattu aux côtés de l’armée de ce dernier, la Cour a elle-même affirmé que, « le principe militaire de l’unité de commandement n’empêchait pas qu’en fait, plusieurs supérieurs fussent concurremment responsables des actions de leurs subordonnés ». Ensuite, l’inexistence de poursuite à l’encontre de François Bozizé, commandant militaire de la rébellionqui combattait l’armée loyaliste à cette époque parait préjudiciable  à « l’intérêt de la justice » eu égard à la gravité des crimes allégués et à l’intérêt des victimes (article 53-2-c).

Dans cette ligne d’idées, le procès Bemba pose le problème du principe d’ « indépendance » jugé pourtant essentiel dans la stratégie de poursuite du BdP. En effet, le principe d’indépendance qui guide la stratégie de poursuite postule que le processus ne soit pas influencé par les souhaits présumés d’une source extérieure particulière, ni par l’importance de la coopération d’une partie déterminée, ni par la qualité de la coopération fournie. Or, le fait que ce soit le « régime Bozizé » qui ait été à l’initiative du renvoi de la situation de son pays devant la Cour a pu amener à notre avis, le BdP à ménager (du moins pendant un temps) le régime de ce dernier. Si bien qu’aucun mandat d’arrêt de la CPI jusqu’alorsn’a visél’ancien rebelle devenu Président, ni des membres de son camp.Il revient alors au BdP dans ces cas d’auto-renvois de veiller particulièrement à préserver son indépendance.

Enfin, il est à regretter que, dans la situation en Centrafrique, seul Bemba (par ailleurs citoyen congolais) soit pour l’instant poursuivi par la CPI. Les faits incriminés ayant été commis en Centrafrique et à l’encontre de Centrafricains, il aurait été plus judicieux, selon nous, que la justice internationale s’en prenne d’abord à des Centrafricains. 

B- Du point de vue de la gestion temporelle du procès

Après avoir énuméré quelques imperfections qui ont émaillé le procès Bemba, notamment en ce qui concerne la stratégie de poursuite, il convient aussi de relever brièvement, à la faveur de ce procès, une problématique qui par ailleurs a constitué undéfipour toutes les juridictions pénales internationales : il s’agit de la question de la durée des procès internationaux.

Conformément au Statut de Rome, le droitd’être jugé sans retard excessif (article 67.1-c), constitue l’un des droits fondamentaux de l’accusé. D’ailleurs, il s’agit d’une prescription énoncée à l’article 14-1-c du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Cependant, l’expérience des juridictions pénales internationalesdémontre que« les procès devant les tribunaux internationaux appartiennent à la catégorie des procès de longue durée et que, souvent, chacune des phases d’un procès dure plusieurs années », (Voir ici). Le Procès Bemba n’y fait pas exception. Déjà, le simple fait que le verdict en première instance n’intervienne que le 21 mars dernier, soit près de six ans après le début du procès entamé officiellement le 22 novembre 2010, pose quelque peu problème.

Cependant convient-il de relativiser ce reproche. D’abord, parce que comme souligné plus haut, la lenteur apparente de ce procès n’est pas l’apanage de la CPI, encore moins celui des juges dans l’affaire Bemba. Ainsi quelques années après la création du TPIY et du TPIR, la question de la durée des procès était devenue un sujet récurrent au sein des Nations unies. L’exemple du procès de l’ex-président yougoslave Slobodan Milosević est édifiant à cet égard. En effet entamé en 2002 et malgré presque cinq années de procédures, ce procès  n’a pu s’achever avant le décès de l’accusé en 2006. Ensuite, selon un jugement de la Cour européenne des droits de l’homme du 9 novembre 2004 dans l’affaire Marpa Zeeland B.V. et Metal Welding B.V. c. Pays-Bas, « le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères suivants : la complexité de l'affaire, le comportement des requérants et celui des autorités compétentes». Néanmoins, l’on peut déplorer que le jugement du 21 marsn’intervienne qu’après quasiment seize mois de délibérés.

En somme, la CPI vient une fois encore de démontrer à travers ce verdict qu’elle demeure une institution prépondérante dans la lutte contre l’impunité des auteurs de graves violations du droit international humanitaire.Néanmoins la sélection et la hiérarchisation des affaires ainsi que la gestion de la durée des procès restent des défis à relever en vue d’une justice internationale plus efficace.

 

__________

Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.

Juridictions internationales et nationales