CHAIRE DE RECHERCHE
DU CANADA SUR LA JUSTICE INTERNATIONALE PÉNALE
ET LES DROITS FONDAMENTAUX

Omar Al Bashir devant la Cour pénale internationale - Une utopie ?

Sarah Bitter

Sarah Bitter a entamé ses études post-secondaires en France, à l’Université de la Rochelle, où elle a obtenu une Licence en droit français et un Master 1 en droit européen et international. Arrivée au Québec en 2010, elle est aujourd'hui titulaire d'un Baccalauréat en droit en entrera à l'Ecole du Barreau en août 2014. Parallèlement candidate à la Maitrise en droit international et transnational et au Baccalauréat en droit, Sarah s’intéresse à l’immunité des chefs d’État en exercice et plus particulièrement à Omar Al Bashir, le président du Soudan.

De l’automne 2011 à l’automne 2012, Sarah s’est impliquée activement au sein de la Clinique de droit international pénal et humanitaire et a contribué, entre autres, aux dossiers de Jacques Mungwarere, de Laurent Gbagbo et de Callixte Nzabonimana.

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Nom de famille 
Bitter
Prénom 
Sarah
10 Octobre 2013

 

La décision de la Cour pénale internationale en date du 18 septembre 2013 et rendue à propos de la visite éventuelle d’Omar Al Bashir aux États-Unis est pour nous l’occasion de revenir sur la problématique de l’arrestation de Bashir, président en exercice du Soudan.

- Billet à jour du 10 octobre 2013 -

La Cour pénale internationale (ci-après « CPI »), dont le statut constitutif est entré en vigueur le 1er juillet 2002, a été confrontée avec l’ouverture de son enquête sur la situation au Darfour en 2005 à son premier défi majeur. Pour certains, « [i]t is no exaggeration to say that the “Darfur investigation” by the International Criminal Court (ICC) is in a crisis »[1].

 

La situation au Darfour – 1er renvoi sur résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies

Bien qu’initialement signataire, le Soudan n’a jamais ratifié le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (« Statut de Rome »). Ne pouvant pas se saisir elle-même de la situation au Darfour[2], la CPI dut donc attendre l’intervention du Conseil de sécurité des Nations Unies en date du 31 mars 2005 pour entamer le processus.

Le 4 mars 2009, la CPI faisait sensation en délivrant un mandat d’arrêt à l’encontre d’Omar Al Bashir, le président en exercice d’un État non partie au Statut de Rome, à savoir le Soudan. Écho tardif de la résolution 1593 du Conseil de sécurité des Nations Unies prise en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, et renvoyant la situation au Darfour depuis le 1er juillet 2002 à la CPI conformément à l’article 13(b) du Statut de Rome, ce mandat d’arrêt demeurera lettre morte. Un second mandat sera émis par la CPI le 12 juillet 2010, après que le Procureur ait apporté plus de preuve relativement au génocide. À ce jour, le président Al Bashir n’a toujours pas fait l’objet d’une arrestation, bien que ce dernier se soit rendu à plusieurs reprises sur le territoire d’États parties auxquels une demande de coopération avait été envoyée (le cas le plus récent est celui du Nigéria).

 

La CPI n’a pas de pouvoir indépendant d’arrestation

Depuis 2009, la CPI semble se trouver dans une impasse et son actuel Procureur, Fatou Bensouda, a exprimé le 5 juin 2013 « un fort sentiment de frustration, et même de désespoir » relativement à la situation au Darfour. De fait, la Cour est totalement dépendante des États dans la mesure où elle ne pourra pas exercer sa compétence si l’individu soupçonné n’est pas arrêté par ces derniers et amené devant elle. En l’absence d’une coopération de la part de ses États membres, la CPI est impuissante.

 

Pourquoi les États refusent-ils de coopérer avec la CPI dans l’affaire Al Bashir ?

L’article 86 du Statut de Rome établit une obligation générale de coopérer pour les États. Ainsi, lorsque la CPI émet un mandat d’arrêt à l’encontre d’une personne soupçonnée d’avoir commis un crime de sa compétence, les États parties au Statut de Rome doivent coopérer pleinement en procédant à l’arrestation de l’individu en question et à sa remise. Pourquoi alors les États ne coopèrent-ils pas dans l’affaire Omar Al Bashir ?

Le droit international protège les chefs d’État en exercice en leur octroyant une immunité de juridiction lorsqu’ils se déplacent à l’étranger. Un président en exercice est intouchable dans la mesure où une immunité dite fonctionnelle le protègera pour tous les actes qu’il commet au nom de son État et où une immunité dite personnelle le protégera également pour les actes qu’il commet en son nom propre. Conséquemment, un tel individu ne pourra être arrêté s’il se trouve sur le territoire d’un autre État. Cette règle émane directement du principe de non-ingérence dans les affaires internes des États qui garantit la bonne tenue des relations internationales.

Par ailleurs, les règles du droit international en matière de traités sont claires à l’effet que seuls les États membres du Statut de Rome ayant accepté d’être liés par toutes ses dispositions sont tenus de se soumettre sans retenue à la compétence de la Cour (article 34 de la Convention de Vienne sur le droit des traités). Les États non parties demeurent soumis aux règles qui prévalent en dehors du Statut de Rome. Le Soudan, et à travers lui Omar Al Bashir, est donc à l’abri de la règle de la levée automatique des immunités que l’on retrouve à l’article 27 du Statut de Rome (ceci sera vrai tant et aussi longtemps qu’il ne sera pas arrêté et amené devant la CPI pour répondre de ses actes) :

1. Le présent Statut s'applique à tous de manière égale, sans aucune distinction fondée sur la qualité officielle. En particulier, la qualité officielle de chef d'État ou de gouvernement, de membre d'un gouvernement ou d'un parlement, de représentant élu ou d'agent d'un État, n'exonère en aucun cas de la responsabilité pénale au regard du présent Statut, pas plus qu'elle ne constitue en tant que telle un motif de réduction de la peine.

2. Les immunités ou règles de procédure spéciales qui peuvent s'attacher à la qualité officielle d'une personne, en vertu du droit interne ou du droit international, n'empêchent pas la Cour d'exercer sa compétence à l'égard de cette personne.

 

Un refus justifié par l’article 98(1) du Statut de Rome

Conformément à une interprétation largement acceptée, l’article 98(1) du Statut de Rome vise tout particulièrement les cas où l’individu visé par le mandat d’arrêt bénéficie d’une immunité et est le ressortissant d’un État non partie :

La Cour ne peut poursuivre l'exécution d'une demande de remise ou d'assistance qui contraindrait l'État requis à agir de façon incompatible avec les obligations qui lui incombent en droit international en matière d'immunité des États […] à moins d'obtenir au préalable la coopération de cet État tiers en vue de la levée de l'immunité [nos italiques].

Bien que l’expression « État tiers » sur laquelle a été mise l’emphase puisse recouvrir deux réalités – l’État tiers peut être un État non partie au Statut de Rome, ou tout État partie autre que l’État hôte – la plupart des auteurs s’entendent pour interpréter la notion d’« État tiers » comme désignant l’ensemble des États non parties[3]. Une lecture parallèle des articles 98(1) et 27 du Statut de Rome permet, à notre avis, de confirmer pareille conclusion.

L’article 27 du Statut de Rome lève l’immunité de tous les officiels des États parties. Quant à lui, l’article 98(1) tente de concilier les obligations des États parties en vertu du chapitre IX du Statut de Rome avec leur obligation de respecter les immunités des ressortissants des États tiers en vertu du droit international. Si l’expression « États tiers » était ici interprétée comme faisant référence à tous les États autres que l’État hôte, l’article 27 perdrait tout son sens. Si l’État tiers peut être un État partie au Statut de Rome, l’État hôte pourrait alors, en toutes circonstances, se prévaloir de l’article 98(1) pour justifier son refus de donner suite à un mandat d’arrêt et l’article 27 prévoyant la levée automatique des immunités n’aurait plus de raison d’être.

Dans l’affaire Omar Al Bashir, l’article 98(1) du Statut de Rome aurait donc pour conséquence l’impossibilité pour la CPI d’exiger d’un de ses États parties, au nom de l’obligation de coopérer, qu’il contrevienne à ses obligations en vertu du droit international, en procédant à l’arrestation du président Bashir.

 

18 septembre 2013 – La CPI tente de faire intervenir un État non partie

Le 18 septembre 2013, la CPI rendait une décision dans laquelle elle invitait les États-Unis, un État non partie au Statut de Rome, à procéder à l’arrestation d’Omar Al Bashir si celui-ci se rendait sur leur territoire. En effet, Omar Al Bashir avait laissé entendre le 16 septembre 2013 qu’il envisageait de se rendre au siège des Nations Unies à New York afin de s’adresser à l’Assemblée générale (voir ici), mais sa demande de visa sera finalement rejetée (voir la déclaration du Ministre des affaires étrangères de la République du Soudan à ce sujet).

Comme la CPI le rappelle elle-même dans sa décision, le Statut de Rome ne lie aucunement les États non parties et elle ne saurait leur imposer une obligation de coopérer. La coopération d’un État non partie avec la CPI ne se fera, en effet, que sur une base volontaire conformément au mécanisme mis en place par l’article 87(5) en vertu duquel « [l]a Cour peut inviter tout État non partie au présent Statut à prêter son assistance au titre du présent chapitre sur la base d'un arrangement ad hoc ou d'un accord conclu avec cet État ou sur toute autre base appropriée ».

En tant qu’État non partie au Statut de Rome, les États-Unis n’avaient donc aucunement l’obligation de coopérer avec la CPI si Omar Al Bashir s’était rendu sur le territoire américain. C’est pourquoi la CPI, nous l’avons dit, s’est contentée d’inviter les États-Unis à coopérer avec elle et ne lui a pas ordonné de coopérer, comme elle a pu le faire avec certains États parties (se rappeler le cas du Nigéria susmentionné).

Cela dit, la CPI a rappelé avec raison que, la situation au Darfour ayant été déférée par le Conseil de sécurité des Nations Unies, la résolution 1593 pourrait créer une obligation autonome de coopérer qui incomberait alors aux États non parties au Statut de Rome :

[I]t is only with the State's consent that the Statute can impose obligations on a non-State Party. […] This principle may be altered by the SC which may, by means of a resolution adopted under Chapter VII of the UN Charter, create an obligation to cooperate with the Court on those UN member States which are not members of the Statute. In such a case, the obligation to cooperate stems directly from the UN Charter.

 

La résolution 1593 du Conseil de sécurité des Nations Unies est-elle source d’obligation pour les États, qu’ils soient ou non parties au Statut de Rome ?

La résolution 1593 du Conseil de sécurité a été prise en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies; elle a donc force obligatoire pour tous les membres de l’ONU (article 25 de la Charte des Nations Unies). Cela dit, notre avis est que le renvoi effectué par le Conseil de sécurité conformément à l’article 13(b) du Statut de Rome n’est qu’un mécanisme de déclenchement de la compétence de la CPI[4]. Le seul droit applicable en bout de ligne demeurera le Statut de Rome. Dès lors, ses États parties pourront toujours se prévaloir de ses dispositions pour justifier un refus de coopérer (rappelons-nous l’article 98(1) susmentionné). Pour les États non parties en revanche, la résolution du Conseil de sécurité doit être regardée comme leur unique source d’obligations[5]. Si tant est que le Conseil soit assez explicite dans les termes de la résolution, l’État non partie au Statut de Rome pourra donc être dans l’obligation de coopérer avec la CPI.

Gardant ceci en tête, remarquons que la résolution 1593 du Conseil de sécurité des Nations Unies prévoit deux régimes de coopération distincts. Comme en témoignent les termes reproduits ci-dessous, le Soudan et les parties impliquées dans le conflit doivent coopérer pleinement avec la Cour, tandis que les autres États sont simplement priés de le faire :

Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies,

[…]

2. Décide que le Gouvernement soudanais et toutes les autres parties au conflit du Darfour doivent coopérer pleinement avec la Cour et le Procureur et leur apporter toute l’assistance nécessaire conformément à la présente résolution et, tout en reconnaissant que le Statut de Rome n’impose aucune obligation aux États qui n’y sont pas parties, demande instamment à tous les États et à toutes les organisations régionales et internationales concernées de coopérer pleinement.

Cette différence de langage, nous semble-t-il, rend claires les intentions du Conseil de sécurité qui n’entend pas imposer aux États tiers au conflit au Darfour une coopération aussi étendue que celle qui incombe au Soudan et aux autres États impliqués. Ainsi, quand bien même certains estimeraient que les États parties doivent se conformer aux obligations contenues dans la résolution 1593, sans se prévaloir d’une quelconque disposition du Statut de Rome pour y échapper, leur devoir de coopérer ne sera pas absolu; il s’agit seulement d’une demande de coopération. En définitive, seul le Soudan et les États impliqués au Darfour qui ne seraient par ailleurs pas partie au Statut de Rome sont dans l’obligation formelle de coopérer pleinement avec la CPI.

Dans sa décision du 18 septembre 2013, la CPI semble bien consciente de cette différence terminologique dans la mesure où elle se contente « d’inviter » les États-Unis à procéder à l’arrestation d’Omar Al Bashir.

 

Quand le principe de l’immunité consacre l’impunité

« Un climat d’impunité continue de prévaloir au Darfour et le Président soudanais, Omar Al-Bashir, profite de son statut de chef d’État pour se protéger et pour protéger ses proches contre toute poursuite judiciaire pour les crimes graves commis dans cette région » a affirmé l’ancien Procureur de la CPI, Luis Moreno, le 6 juin 2012. Ce fâcheux constat traduit pourtant une réalité juridique dont nous avons tracé le portrait ci-haut.

There is no doubt that justice for the horrendous crimes committed in Sudan must be done, and that even those in power should be brought to justice. However the rules enshrined and agreed upon in the ICC Statute must be respected, even if this leads to unpleasant results[6].

Le dénouement de l’affaire viendra-t-il d’une action plus offensive du Conseil de sécurité des Nations Unies ? C’est en tout cas la menace que profère régulièrement la CPI dans ses communiqués à ses États membres (voir ici pour un exemple) tout en déplorant l’inaction de cet organe jusqu’à présent (voir ici pour un exemple). De fait, la CPI a rappelé dans son rapport annuel à l’Assemblée générale des Nations Unies pour l’année 2012/2013 que, sans un suivi de la part du Conseil de sécurité, « tout renvoi par celui-ci d’une situation à la Cour perdrait de son intérêt ». En attendant, il semblerait que la CPI soit dans une impasse.

 

[1] Göran Sluiter, « Obtaining Cooperation from Sudan – Where is the Law? » (2008) 6:5 Journal of International Criminal Justice 871 à la p 871.

[2] Aucune des conditions préalables à l’exercice de la compétence de l’article 12 du Statut de Rome ne sont remplies dans le cadre de la situation au Darfour. D’abord, le Soudan n’est pas partie au Statut de Rome. Ensuite, les crimes allégués ont été commis par les ressortissants d’un État non partie et sur le territoire d’un État non partie. Enfin, le Soudan n’a pas fait de déclaration en vue de reconnaitre la compétence de la CPI pour ces crimes.

[3] Voir par exemple, William A. Schabas, The International Criminal Court: A Commentary on the Rome Statute, Oxford, Oxford University Press, 2010 à la p 1041; Voir aussi Dapo Akande, « International Law Immunities and the International Criminal Court » (2004) 98:3 AJIL 407 à la p 425.

[4] Voir Paola Gaeta, « Does President Al Bashir Enjoy Immunity from Arrest ? » (2009) 7:2 Journal of International Criminal Justice 315 à la p 330.

[5] Voir Dapo Akande, « The Effect of Security Council Resolutions and Domestic Proceedings on State Obligations to Cooperate with the ICC » (2012) 10:2 Journal of International Criminal Justice 299, à la p 305.

[6] Paola Gaeta, supra note 4 à la p 316.

 

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